Wagner: des mercenaires russes peu orthodoxes

De leurs tatouages à leur mode d’exécutions, les mercenaires de Wagner révèlent leur adhésion au néo-paganisme slave et scandinave. / Keystone
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De leurs tatouages à leur mode d’exécutions, les mercenaires de Wagner révèlent leur adhésion au néo-paganisme slave et scandinave.
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Wagner: des mercenaires russes peu orthodoxes

De leurs tatouages à leur mode d’exécutions, les mercenaires de Wagner révèlent leur adhésion au néo-paganisme slave et scandinave. Un système de croyances incompatible avec le christianisme orthodoxe, dont ils se targuent officiellement. Explications.

A l’heure où le groupe Wagner vient d’être décapité de ses têtes pensantes avec la mort d’Evgueni Prigojine et de son bras droit Dmitri Outkine, l’avenir de ses membres interroge. Et pour cause: que sait-on réellement de ces mercenaires et de ce qui les anime intimement?

Si l’appât du gain apparaît certes comme leur motivation première, un certain nombre de spécialistes mettent aujourd’hui en lumière leur rattachement au néo-paganisme russe. «Si Evgueni Prigojine affichait une orthodoxie de façade, qui est de bon ton dans le régime de Poutine, une partie des membres de Wagner revendiquent une appartenance à la rodnovérie», confirme l’historien Antoine Nivière, professeur de civilisation russe à l’Université de Lorraine.

«La rodnovérie est un terme générique commun pour désigner le néo-paganisme russe moderne», explique l’anthropologue des religions Denys Brylov, chercheur à l’Institut d’études orientales de Kiev. «S’il est impossible d'identifier une idéologie religieuse dominante parmi les mercenaires du groupe Wagner, des informations indiquent que Dmitri Outkine était lui-même un néo-païen», expose-t-il. «Il a même ouvert en 2019 au sein de la société Wagner un département idéologique qui s'occupait de populariser le néo-paganisme.» Une religiosité qui entremêle «croyances populaires, superstitions et sorcellerie», résume Antoine Nivière.

Massacre au marteau divin

S’ils n’en font pas ouvertement la publicité, l’appartenance à ce système de croyances ne saurait échapper au regard des spécialistes. «Généralement tatoués de la tête aux pieds, ces anciens malfrats et repris de justice arborent ces symboles sur tout leurs corps», formule Antoine Nivière. A commencer par le marteau du dieu Thor (dieu du tonnerre dans la mythologie nordique), le svastika (symbole de la bonne fortune, récupéré par la croix gammée nazie), le kolovrat (symbole du feu dans la mythologie slave), ou autres symboles runiques (utilisés par les Vikings et d’autres peuples nordiques).

«En général, le néo-paganisme qui prévaut parmi les mercenaires est plus large que le néo-paganisme slave», précise Denys Brylov. «Il s'agit plutôt d'un néo-paganisme scandinave-slave, où, outre la divinité slave Perun, les divinités scandinaves Odin/Votan et Thor ne sont pas moins populaires.» Cette dernière divinité aurait même inspiré la milice dans ses pratiques sanguinaires, souligne le chercheur ukrainien. «Il est notamment possible que les exécutions extrajudiciaires à la massette attribuées aux "wagnériens" soient associées à l'image du marteau de Thor. En tout cas, Prigojine lui-même, parlant de la massette, a mentionné qu'il s'agissait d'un symbole du dieu Thor.»

Répercussions sur le divorce de Poutine

Mais à quoi doit-on cette résurgence de croyances antiques? «La rodnovérie est apparue après l'effondrement de l'URSS, lorsque, dans un contexte de nostalgie de la grandeur de l'URSS, les nationalistes russes sont devenus actifs et que l'intérêt pour l'histoire russe et l'histoire ancienne s'est accru», développe Denys Brylov. Et de relever que «le néo-paganisme s'appuie également sur l'intérêt massif pour l'ésotérisme qui a émergé en Russie dans les années 1990.»

Une religiosité qui se révèle cependant résolument incompatible avec le christianisme orthodoxe, présenté par Vladimir Poutine comme la pierre angulaire de l’Empire russe qu’il souhaite restaurer. «La variante du néo-paganisme qui prévaut chez les mercenaires s'oppose à l'orthodoxie, que les néo-païens qualifient de "religion des esclaves"», formule le spécialiste ukrainien. Et de noter que «les orthodoxes répondent aux néo-païens par une aversion réciproque».

A commencer par le chef du Kremlin, dont «on dit qu’il aurait divorcé de son épouse Lioudmila en raison de sa passion pour l’astrologie et l’ésotérisme», raconte, «pour la petite histoire», Antoine Nivière. «Elle serait devenue trop mystique à ses yeux.»

«Une place au paradis»

Au grand jour, les têtes pensantes du groupe Wagner se gardaient cependant bien de faire montre de leur rattachement à ce système de croyances. Bien au contraire. «Comme tous les grands caciques de l’entourage du président Poutine, Evgueni Prigojine a soutenu la construction d’églises orthodoxes», mentionne Antoine Nivière. Et pas des moindres. «Dans le village de Godenovo, à 280 km environ au nord-est de Moscou, Prigojine a fait construire à ses frais une réplique de la basilique Saint-Sophie de Constantinople», précise l’historien français. «Ce n’est évidemment pas anodin», commente-t-il.

Son nom est également associé au financement de la construction d'une église dans la région de Krasnodar (Kouban, près de la Mer noire) et à la restauration d'une autre dans la région d'Archanges (nord de la Russie). Antoine Nivière ose alors «le parallèle avec certaines formes de religiosité américaine, où mettre la main au portefeuille signifie aussi d’acheter une place au paradis…»

Se profiler comme une chrétien orthodoxe est surtout une nécessité politique en Russie, «où l'orthodoxie jouit d'un statut particulier et peut être qualifiée de religion quasi-étatique», précise Denys Brylov. Il rappelle, par ailleurs, que «ces dernières années, le patriarche Kirill a attiré l'attention sur la popularité croissante du néo-paganisme parmi les militaires et les sportifs et a tenté de lutter contre ce phénomène.»

Le poids de ce mouvement? «Selon diverses estimations, il y a plusieurs centaines à plusieurs milliers de néo-païens dans chaque grande ville de Russie», indique le chercheur ukrainien. «En ce qui concerne les forces spéciales, des rapports non confirmés indiquent que le nombre de néo-païens dans certaines unités atteint la moitié du personnel.» Et dans l’entourage de Poutine? «Aucun membre du Kremlin ne s'est publiquement déclaré néo-païen» répond-il. «Mais il peut y avoir des sympathisants de ce courant, notamment parmi les membres des services de sécurité.»

Quant à l’avenir de la milice, la majorité des observateurs semblent indiquer que, pour l’heure, le principal objectif du ministère de la Défense est de placer les mercenaires sous son contrôle.