Quand la bédé s’ouvre à la profondeur

L’héroïne de «Femme sauvage» de Tom Tirabosco évolue sur une planète dévastée dans un futur proche / © Futuropolis
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L’héroïne de «Femme sauvage» de Tom Tirabosco évolue sur une planète dévastée dans un futur proche
© Futuropolis

Quand la bédé s’ouvre à la profondeur

Diversité
L’essor du roman graphique a permis à la bande dessinée de toucher un nouveau public et d’aborder des thèmes inédits, y compris spirituels, avec une justesse parfois remarquable.

Le saviez-vous? Il existe des romans graphiques sur l’histoire récente d’Israël (Falafel sauce piquante, Michel Kichka, Dargaud, 2019), le rôle de la musique en prison (Symphonie carcérale, Romain Dutter et Bouquet, Steinkis, 2018), ou sur les normes et la construction de la vie de couple (Les Sentiments du prince Charles, Liv Strömquist, Rackham, 2016). Depuis une quinzaine d’années environ, le genre a littéralement explosé, au point d’envahir les librairies, et de traiter les thèmes les plus divers… y compris les expériences spirituelles.

Comment définir le roman graphique? Les Cahiers de la BD (édition n° 7 avril juin 2019) s’interrogent sur ce phénomène et en soulèvent les contradictions: ce terme sophistiqué ne désigne-t-il pas simplement de la bédé «markétée» pour un public plus exigeant et fortuné? Certaines bandes dessinées, comme Corto Maltese (Hugo Pratt, Casterman), ne possèdent- elles pas le souffle des romans?

Dieu, dès l'origine

Toujours est-il que, par convention, on considère que le père du roman graphique est le dessinateur américain Will Eisner. Un pacte avec Dieu (1978), chef-d’oeuvre humaniste, voit un rabbin questionner l’existence même de Dieu, silencieux face aux existences misérables de personnages proches de ceux qu’a pu fréquenter l’auteur. L’ouvrage définit les codes du genre: «un album d’au moins cent pages, de format plus petit que les standards de la bédé, une approche graphique simplifiée, un traitement un peu plus ‹ littéraire ›. Le noir et blanc est plus fréquent», détaille François Le Bescond, directeur éditorial pour Dargaud France.

Parfois, une histoire a priori insignifiante peut s’avérer passionnante

Contrairement aux bédés de 48 pages, au fil d’un roman graphique «un auteur a plus de facilité et de latitude pour développer des émotions, des questionnements existentiels, des trajectoires de vie», remarque François Le Bescond. Le genre «permet de construire plus en profondeur des psychologies de personnages qui se posent des questions… qui sont parfois celles de l’auteur et traduisent leurs réflexions du moment», complète Sébastien Gnaedig, directeur éditorial de la maison Futuropolis. Un format idéal, qui a permis l’éclosion de récits de quêtes existentielles et cheminements spirituels.

Biopics et quête de soi

Les biographies, en premier lieu. Persepolis, récit autobiographique de Marjane Satrapi (L’Association, 2000), adapté au cinéma, a propulsé le roman graphique au rayon des best-sellers. L’ouvrage décrypte l’hypocrisie et la violence du régime islamiste iranien, et celles de sociétés européennes où se construit avec difficulté la jeune auteure. Comme au cinéma, le biopic graphique est à la mode. Comment distinguer une histoire qui fait place à des interrogations profondes? «Ce qui me touche, c’est la sincérité de l’auteur, et sa capacité à surprendre», explique Alain David, éditeur chez Futuropolis. Il a notamment publié Comment je ne suis pas devenu moine (Jean-Sébastien Bérubé, 2017), histoire vraie de Bérubé, qui se rend au Tibet afin de devenir moine bouddhiste et revient désillusionné. «Le bouddhisme est très populaire, on en a souvent une vision un peu magnifiée, ou partielle. L’auteur démontre que, comme partout, il existe dans les monastères bouddhistes des marchands du temple, des défauts. Mais sa spiritualité demeure, malgré ses désillusions!». Son coup de cœur reste L’Arabe du futur, (Allary Editions, 2014), dans lequel Riad Sattouf raconte avec humour une enfance entre la Libye, la Syrie et la Bretagne, sous l’influence d’un père pétri de l’idéologie du socialisme arabe. «Sa manière d’évoquer l’enfance touche à l’universel, de la même manière que Marcel Pagnol avec la Gloire de mon père

Traumas et expériences mystiques

Souvent, une quête existentielle naît d’événements traumatiques. Survivante du massacre de Charlie Hebdo, Catherine Meurisse évoque dans Les Grands Espaces (Dargaud, 2018), la puissance des liens familiaux et de l’enfance pour se reconstruire. La prise d’otages d’un humanitaire a inspiré S’enfuir à Guy Delisle (Dargaud, 2018), qui «revient sur tout ce que peut ressentir un otage, à quoi on s’accroche pour tenir le coup, le sens de la vie, la résilience…», analyse François le Bescond. Matthieu Blanchin, lui, a gardé en mémoire chaque instant qu’il a passé dans le coma. Il en a tiré Quand vous pensiez que j’étais mort (Futuropolis, 2015), sur son évolution spirituelle. «C’est une expérience quasi mystique qui l’a complètement transformé au point qu’il est devenu un guérisseur», explique Sébastien Gnaedig, directeur éditorial de Futuroplis.

Mais, au-delà de ces expériences, c’est avant tout une subjectivité qui convainc un éditeur. «Parfois, une histoire a priori insignifiante peut s’avérer passionnante si la façon qu’a l’auteur de la raconter est originale. On n’écartera jamais un sujet car il n’est pas a priori assez profond», assure François Le Bescond.

La force de la fiction

Cheminements intérieurs et traumatismes s’expriment tout aussi bien dans la fiction. Avec Jo (Le Lombard, 1991), histoire juste et intemporelle d’une jeune femme frappée par le sida, Derib a profondément marqué une génération de lecteurs. Yann, personnage de Mourir, (ça n’existe pas) (Théa Rojzman, La Boîte à Bulles), voit son enfance gâchée par des parents froids, fous. Sur quelles bases trouver confiance en soi? Au fil des cases, ce sont la solitude, la tentation du suicide, le désespoir qui se dessinent.

D’autres questions émergent aujourd’hui. Celle de la vieillesse, d’abord. «La bédé est le miroir de notre société, toujours. Et que dit-elle aujourd’hui? Que les vieux sont laissés pour compte», observe Pierre Loup, diacre, auteur et bédéphile. Bien sûr la thématique n’est pas neuve, Carmen Cru (Lelong, France Loisirs, 1986), campait déjà un personnage d’ancêtre redoutable et corrosif.

La bédé est le miroir de notre société, toujours

Aujourd’hui, l’humour est toujours au rendez-vous, on pense au génial best-seller Les Vieux Fourneaux (Lupano, Cauuet, Dargaud, 2014), adapté au cinéma avec Pierre Richard et Eddy Mitchell. Mais l’amour, le handicap, la sexualité, le placement en maison de retraite sont traités sans concessions dans L’Obsolescence programmée de nos sentiments (Aimée de Jhong, Zhidrou, Dargaud, 2018), Jamais, (Duhamel, Grand Angle, 2018), Léon La Came (Crécy et Chaumet, Casterman, 1995) ou Mamie Denis (Edimo, Adjim Danngar, L’Harmattan BD, 2017.)

La responsabilité, plus que la spiritualité

Autres thèmes cruciaux, l’écologie et les changements civilisationnels qu’entraîne la crise climatique, évoqués dans Femme sauvage (voir p. 17), ou The End (Zep, Rue de Sèvres, 2018).

D’une manière générale, une nouvelle génération d’auteurs, et notamment d’autrices apporte une perspective nouvelle, centrée sur les liens qui nous constituent. «On pense davantage à la manière dont on vit avec les autres, à la place qu’on occupe dans le monde. La question de la responsabilité est plus présente que celle de la spiritualité», estime Sébastien Gnaedig. Futuropolis s’est d’ailleurs spécialisée dans les reportages «embarqués». Tous n’ont pas rencontré le même accueil. Alors qu’A bord de l’Aquarius, (janvier 2019) a été plébiscité, cela n’a pas été le cas pour Kérosène, (Alain Bujak, Piero Macola 2017), qui raconte le démantèlement d’un camp de Manouches. «On a senti que les préjugés que l’ouvrage démontait restaient forts», confie Sébastien Gnaedig. La bédé ouvre à l’altérité, mais c’est au lecteur de cheminer.

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