Paisible ou sanguinolente, la crucifixion?

La fresque de la crucifixion à l'église Herz Jesus (Berlin) de Friedrich Stummel et Karl Wenzel / IStock
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La fresque de la crucifixion à l'église Herz Jesus (Berlin) de Friedrich Stummel et Karl Wenzel
IStock

Paisible ou sanguinolente, la crucifixion?

Totalement absente pendant les quatre premiers siècles de notre ère, la représentation du Christ en croix est devenue le motif le plus représenté au monde. Retour sur une iconographie changeante au gré des époques.

Vivant ou mort, le corps souffrant ou lissé tel un éphèbe endormi, le Christ crucifié est devenu le sujet le plus représenté dans l’histoire de l’art. Retour sur ces évolutions avec l’historien et spécialiste de l’art religieux François Boespflug, auteur de l’ouvrage Crucifixion: la crucifixion dans l'art, un sujet planétaire (Ed. Bayard, 2019) et fondateur de l’Academy of Christian Art.

Alors que le motif de la crucifixion du Christ est devenu le sujet le plus représenté dans l’art, on n’en trouve aucune trace pendant quatre siècles. Aurait-t-il été premièrement proscrit?

Aucune interdiction n’a été édictée par aucune instance, ni de l’Église, ni de l’Empire romain. On doit parler seulement d’une absence totale, durant les quatre siècles qui ont suivi la mort du Christ, de toute représentation de son supplice.

Comment explique-t-on cette absence?

Elle s’explique en partie, chez les premiers chrétiens, par un relatif, voire complet désintérêt pour les images et le rôle qu’elles pourraient jouer dans l’annonce de la résurrection – désintérêt sans doute soutenu par le souvenir pénible du spectacle de l’agonie liée à ce supplice atroce chez tous ceux qui y ont assisté. Il est révélateur que les tout premières figurations du Christ en croix (vers l’an 430) n’apparaissent qu’une fois le supplice aboli dans l’empire romain par Constantin puis par Théodose. Et une fois disparus aussi, par conséquent, tous ceux qui avaient pu assister à la mort d’un crucifié en croix.

Il existe pendant ces quatre siècles une seule exception: un dessin où le Christ est représenté avec une tête d’âne …

En effet. Ce graffito représente un homme cloué de face contre le bois d’une croix: on le voit donc de derrière, doté d’une tête d’âne au-dessus de son corps humain. Il a été découvert sur un édifice du Mont Palatin à Rome et daterait du IIIe siècle. Il est accompagné d’une légende en grec faisant office de dénonciation moqueuse: «Alexamenos adore son dieu». Sans doute s’agit-il de l’œuvre d’un esclave qui aurait gravé ce dessin sur un mur pour dénoncer la foi chrétienne d’un autre esclave connu pour sa foi au Christ crucifié. La tête d’âne assimile alors les chrétiens aux juifs, qui avaient été eux-mêmes qualifiés parfois d’«onolâtres», soit des adorateurs d’ânes, parce ces animaux les auraient sauvés de la soif lors de leur traversée du désert après la sortie d’Égypte.

Pour quelles raisons a-t-on soudain vu apparaître des représentations de la crucifixion?

Aucun concile, aucun pape ni aucun évêque, autant qu’on le sache, n’a eu l’initiative de permettre ou recommander de fabriquer une image du Christ en croix. Elle s’est introduite pour ainsi dire sur la pointe des pieds, en raison de la tendance naturelle à figurer ce à quoi l’on tient. Les premières représentations de la crucifixion qui nous sont parvenues sont le relief avec le Christ et les deux larrons en croix tout en haut du volet gauche de la monumentale porte en bois de la basilique Sainte-Sabine à Rome, et un relief du couvercle d’un reliquaire en ivoire contenant sans doute des restes d’un pèlerinage en Terre Sainte. Il faudra attendre encore quatre siècles pour voir apparaître, comme à Santa Maria Antiqua de Rome, les premières représentations d’un Christ en croix sur les murs d’une église, proposé à la contemplation de l’assemblée liturgique.

Dans ces premières représentations, le Christ est représenté vivant, les yeux ouverts. Comment faut-il le comprendre?

À partir du moment où la représentation de la crucifixion devint pensable, les chrétiens ont dû se demander comment figurer le crucifié. Durant quelques siècles, ils ont d’abord opté pour un crucifié vivant. Les Christs en croix qui nous restent et qui datent des Ve, VIe, VIIe et VIIIe siècles ont en effet la tête droite (ou à peu près) et les yeux ouverts, même quand il a déjà sa plaie au côté. Cela signifie clairement que les premiers crucifix ont été confectionnés pour affirmer que si le crucifié est bien mort en croix, il fut aussi victorieux de la mort. C’est un Christ qui semble contrôler le cours des évènements qui le concernent, et ne subit que dans la mesure où il consent.

À quel moment et pour quelles raisons passe-t-on à l’iconographie d’un corps souffrant?

Vers le VIIIe siècle. L’initiative pourrait en revenir à des artistes byzantins qui ont choisi, afin de souligner la vraie humanité du Christ, de le représenter vraiment mort, pour souligner qu’il fut vraiment homme et écarter tout malentendu à ce sujet. Jusqu’au XIIe siècle, les artistes latins fabriqueront néanmoins des crucifix avec un Christ aux yeux ouverts, tel le fameux Crucifix de San Damiano qui aurait parlé à saint François d’Assise. Mais entre-temps, l’art oriental a adopté pour le Christ en croix une figure de crucifié aux yeux clos, à la tête posée sur l’épaule droite, au corps incurvé, mais suffisamment paisible pour qu’on la désigne de nos jours encore comme un «Christ endormi».

Une image proche de celle qui est couramment le plus représentée de nos jours…

Oui, c’est à ce Christ aux yeux clos que l’Occident va se rallier petit à petit, mais en faisant apparaître vers le XIIIe siècle des Crucifiés sanglants, carrément pathétiques, à l’image du fameux Christ de Perpignan, du début du XIVe siècle, provenant d’un milieu rhénan, ou celui de Grünewald au début du XVIe siècle. C’est seulement à la Renaissance que ce Christ douloureux à l’extrême se verra concurrencé voire évincé par un Christ crucifié au corps d’éphèbe, impeccablement propre, à l’instar de ceux de Raphaël ou de Michel-Ange.

Comment ce motif plus ou moins standardisé s’est-il exporté dans les cultures historiquement non chrétiennes?

C’est la question passionnante de l’accueil de cette figuration de Jésus cloué en croix dans les continents rejoints pas la grande expansion missionnaire du XVIe siècle qui a suivi la découverte de l’Amérique. Certains continents, comme l’Afrique noire ou l’Amérique centrale et l’Amérique du Sud l’ont volontiers adoptée, et ont même très rapidement réussi ce que l’on appelle une «inculturation» inventive de ce sujet. Les premiers crucifix d’Afrique Noire sont congolais. Le Christ en croix a les cheveux crépus, les lèvres épaisses, il a parfois des ùmaleons, deux petits assistants sont assis sur la traverse horizontale… Cette inculturation, au sens d’une réinvention du sujet avec les moyens spécifiques de la culture locale a été immédiate et profonde. D’autres continents, au contraire, en particulier en Extrême-Orient, ont manifesté une résistance tenace à l’accueil de ce motif religieux, comme en Chine et au Japon.

La représentation du Christ en croix a aussi connu ses dérivés plus ou moins respectueux... Comment expliquer un tel engouement pour ce motif? 

Il faut attendre le XIXe siècle pour que le motif du Christ en croix donne l’idée à des artistes de se servir de la crucifixion pour procéder soit à des moqueries plus ou moins injurieuses et blasphématoires, soit à de substitutions ludiques, avec des Christ remplacés par Louis XVI (une gravure de la fin du XVIIIe), ou par une femme nue (dans l’art de la photographie naissante), ou par Satan.

Et qu’en est-il aujourd’hui au XXIe siècle, les artistes continuent-ils de s’en emparer?

Oui, aujourd’hui plus que jamais. Le filon de ce que l’on peut appeler la crucifixion détournée est devenu richissime, jusqu’à nos jours, la plupart des hommes politiques en difficulté étant figurés en croix à leur tour… Le dossier des femmes nues en croix est surabondant, les enfants victimes de pédophilie sont crucifiés dans le dos d’adultes voire d’ecclésiastiques, etc. La crucifixion sert à tout, désormais, partout où le climat permissif des sociétés contemporaines le permet ou le supporte. Ce succès est comme la preuve, s’il en fallait une, non pas du non-sens de la crucifixion, mais au contraire de l’abondance du sens que cette disposition du corps véhicule potentiellement, qui fait qu’elle peut servir à tout et signifier éloquemment que quelqu’un en bave….

Cette sur-représentation n’en a-t-elle pas fait perdre son sens à l’événement originel?

Je ne le pense pas. Je crois même que c’est tout le contraire. De nombreuses œuvres d’art sont là aussi pour attester que le corps bras ouverts parle à l’inconscient: supporter et accueillir. Pâtir, compatir, consentir. Le corps le peut et le dit. Les multiples usages du motif de la personne crucifiée sont la démonstration de sa pertinence…

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François Boespflug, historien et spécialiste de l’art religieux, auteur de l’ouvrage «Crucifixion: la crucifixion dans l'art, un sujet planétaire» (Ed. Bayard, 2019) et fondateur de l’Academy of Christian Art.
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