Leçon No 2: ne pas se voiler la face

Le visage dévoilé de l’autre se livre sans défense à mon regard. / IStock
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Le visage dévoilé de l’autre se livre sans défense à mon regard.
IStock

Leçon No 2: ne pas se voiler la face

25 février 2021

« On déambule à visage découvert dans l’espace public, point final, je n’entre dans aucune autre considération et débats, je voterai oui le 7 mars », C. me tenait à peu près ce langage, alors que nous étions sur le point de nous quitter sur le seuil de la sacristie de Saint-François. Comment ne pas être d’accord avec lui, me suis-je dit, en refermant la porte :  le visage n’est-il pas la fenêtre ouverte sur l’autre, l’invitation à la rencontre, à la relation ? Je n’aime ni le niqab ni la burka ; alors d’où vient donc que nos deux bulletins s’annuleront le soir du scrutin ? Me sont revenus en mémoire quelques restes de lectures passées du philosophe Emmanuel Levinas, lui qui faisait de la relation à autrui l’impératif éthique absolu s’imposant hors de tout souci de réciprocité. L’autre m’oblige, il sollicite ma responsabilité par pure gratuité. Levinas voyait dans le visage de l’autre l’expression de cet impératif. Le visage dévoilé de l’autre se livre sans défense à mon regard et ce dénuement est une mise en demeure de l’accueillir et d’en prendre soin. Autant dire qu’un espace public de visages dissimulés serait le reflet d’une société déshumanisée. Notez qu’il arrive que nous nous cachions le visage. Car notre visage est un livre ouvert qui divulgue - parfois à notre insu - nos embarras, nos détresses, nos colères, nos peurs. Qui n’a pas un jour pris son visage entre ses mains pour soustraire à la vue de l’autre ces sentiments sombres, ces passions tristes, ces abimes, ces larmes lorsqu’elles nous consument ? Masaccio a admirablement bien saisi ce geste universel en peignant Adam chassé du jardin, couvert de honte.

Le visage est ainsi la trace visible de notre humanité invisible ; c’est pourquoi il est précieux qu’il soit découvert. La pratique de bander les yeux du fusillé faisant face à son peloton d’exécution n’avait pas pour intention (comme on le croit) de lui épargner l’effroi du moment suprême, mais bien plus de ménager la conscience des soldats qui, le tenant en joue, pourraient être tourmentés en croisant son regard. Le visage de l’autre tel un miroir renvoie ma propre image et dévoile la commune humanité qui nous relie et que nous partageons au-delà de ce qui nous distingue et nous divise.

À la lecture des lignes qui précèdent, le citoyen suisse ravi, serait sans doute enclin à nominer le comité d’Egerkingen et ses sicaires politiques au grand prix suisse de l’éthique (s’il exista), pour avoir mis sur la place publique un sujet aussi profondément humaniste. Sauf qu’en l’occurrence et n’en déplaise à leurs thuriféraires, il est temps de ne plus se voiler la face : « la femme en burka » est leur créature, comme Frankenstein était celle de Mary Shelley. C’est en effet aux membres de ce comité que nous devons de voir – ces dernières années - se multiplier dans l’espace public, des silhouettes emballées d’un sombre niqab derrière lequel on entraperçoit un regard féminin. Depuis la votation sur les minarets, « la femme en burka » est devenue pour cette amicale d’humanistes frelatés, un pur et simple argument de vente politique, une tête de gondole, comme l’étaient jadis, les hôtesses légèrement vêtues, exhibées pour rendre un culte aux carrosseries rutilantes durant la grande messe du Salon de l’auto.

À défaut d’en voir des centaines dans les rues, les femmes enveloppées de leur voile noir sont placardées sans vergogne aux regards des passants honnêtes comme les prostituées derrière les vitrines du quartier rouge de Copenhague. À force d’être ainsi étalée, la caricature malsaine finit par produire les effets toxiques recherchés : le badaud même le mieux intentionné se dit qu’il doit y avoir péril en la demeure.

Or, s’il y a danger pour le vivre ensemble, il ne faut pas le chercher dans les quelques femmes qui en Suisse cherchent à affirmer leur piété du feu de Dieu en se couvrant le visage, mais bien plus dans cet étiquetage systématique qui enclave l’autre dans une image et des préjugés. La croisade menée par le comité d’Egerkingen contre « la femme en burka » relève plus de la croyance et de la propagande que de la réalité. J’aurai volontiers changé d’avis et glissé dans l’urne le même bulletin que C. si les initiants avaient choisi de promouvoir leur idée en célébrant sur leurs affiches les portraits pluriels et rayonnants qui témoignent de la diversité des citoyens et citoyennes de notre pays, façon « United Colors of Switzerland ».  Mais je crains que cette Suisse colorée ne soit pas du goût de ces croquants obsédés par la pureté … et quelques rares femmes en burka.

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